Interview de Gilles Roth, Minister of Finance
Cet entretien a été sans aucun doute l’un des plus instructifs de ce premier semestre. J’ai beaucoup appris sur les priorités de notre ministre et j’ai pu discerner, entre les lignes, le difficile exercice d’équilibre qu’implique la politique au Luxembourg. Il faut accomplir des choses tout en préservant notre modèle social et en maintenant un consensus tout au long du processus.
Jerome Bloch : Aujourd'hui, j'ai le plaisir d'accueillir dans le studio Gilles Roth, qui est notre Ministre des Finances. Soyez le bienvenu.
Gilles Roth : Bonjour.
Jerome Bloch : Gilles Roth est avocat de formation. Il a exercé au début de sa carrière et lorsque Jean-Claude Juncker est devenu Premier Ministre en 1995, il a commencé à officier au Ministère des Finances, à différentes fonctions. En l'an 2000, il est devenu maire de Mamer, un poste qu'il a dû quitter lors de son élection en novembre 2023 comme Ministre des Finances.
La question principale que je voudrais vous poser après 7 mois en poste : quelles sont vos principales priorités ?
Gilles Roth : Je pense que mes priorités découlent du programme gouvernemental. Pour la première phase nous nous concentrons sur trois priorités principales : augmenter le pouvoir d'achat des citoyens, le logement et le rendre le paysage économique et financier luxembourgeois plus attractif et compétitif.
Pour le Logement, nous avons lancé un paquet fiscal complémentaire à l'offre de nouveaux logements créée à travers le Ministre du logement. Je rappelle simplement que 480 millions d'euros sont dédiés dans les années à venir, à acquérir des VEFA (Ventes en l’état futur d’achèvement, ndlr). Au ministère des Finances, nous avons complété cela avec un ‘paquet logement’ de mesures fiscales d'incitation dont notamment le crédit d'impôt appelé « Bëllegen Akt ». Pour ceux qui investissent dans le logement, nous offrons une imposition de la plus-value qui est réduite au quart du taux global. D'autres mesures concernent l'amortissement accéléré ou l’immunisation en partie de la plus-value si elle est transférée d'un logement qui est vendu vers un autre logement qui est dédié à une classe AAA énergétique ou à des logements sociaux. Donc il y a un ensemble de paquets qui permettra, à côté des investissements réalisés par l'État, des investissements à réaliser par la Société Nationale des habitations à bon marché (SNHPM), les communes, Il y a également les investisseurs qui sont incités à investir parce que l'État et je dirais le pouvoir public ne peut pas tout faire lui seul.
Jerome Bloch : Et pour le pouvoir d’achat ?
Gilles Roth : Au niveau du pouvoir d'achat, nous avons tenu parole, en adaptant, par exemple, le barème d'impôts à 4 tranches indiciaires. 2,5 vont encore entrer en fonction le 1er janvier 2025, sous réserve d'approbation du Parlement. Ceci augmente le pouvoir d'achat de tous les citoyens qui payent des impôts. La classe d'impôt 1A, concernant surtout les monoparentaux, sera adaptée avec un tarif allégé pour contrecarrer la lutte contre le risque de pauvreté que le Premier ministre Luc Frieden a mis en exergue dans son discours sur l'état de la nation. Enfin nous renforçons l'attractivité de la place financière et la compétitivité des entreprises. Ceci s’avère nécessaire – non pas pour faire une fleur à notre place financière - mais parce que 75% de notre impôt sur le revenu des collectivités vient de la finance.
Jerome Bloch : Quelle sont les caractéristiques de notre place financière en 2024 ?
Gilles Roth : 5.300 milliards d'actifs sont sous gestion dans les fonds d'investissement ici au Luxembourg. Nous sommes recherchés surtout par des entreprises, des banques et des institutions financières qui viennent bien au-delà de la communauté ou de l'Union européenne. Elles suivent en fait, notre business model, c'est-à-dire qu'elles implantent ici à Luxembourg leur headquarter européen pour desservir dans le cadre de la libre prestation des services - dans le cadre d'une union des marchés des capitaux - l'union européenne, et je suis très content d'avoir pu assister à l'inauguration de China Taiping qui est un grand assureur chinois qui vient d'ouvrir ses portes à Luxembourg et qui emploie dans le monde entier 550 000 salariés donc c'est presque la taille du Luxembourg. D'autres institutions financières qui agissent globalement sur la planète vont bientôt s'implanter à Luxembourg, ce qui est une bonne chose. Voilà pourquoi nous allons réduire l'impôt sur le revenu des collectivités d'un pour cent à partir du 1er janvier 2024 et nous allons réduire, sinon exempter les ETF gérés activement, ce qui était un autre créneau qu'il ne faut pas sous-estimer.
Jerome Bloch : Quid de la fiscalité ?
Gilles Roth : Nous allons agir pour donner des incitatifs permettant d’attirer les talents et pour garder à Luxembourg les décideurs et les faire venir ici. D’autres places financières comme Paris, Milan ou Londres offrent également des programmes incitatifs et lorsqu’un décideur se trouve bien à Luxembourg, il développe le réseau de sa société ici. J’ai participé à des missions financières en Suisse et à Londres où les échos étaient très positifs face à l’approche - plus « business friendly » - du nouveau gouvernement.
Jerome Bloch : Beaucoup de bonnes nouvelles et sans aucun doute, un plan qui est assez clair, mais qui compte tout de même 209 pages : c'est l'accord de coalition. Si nous prenons une vue panoramique, quels sont les risques et les opportunités que vous identifiez cette année ?
Gilles Roth : Les risques pour le Luxembourg sont géopolitiques : la guerre en Ukraine, les conflits au Moyen-Orient. Nous agissons dans la communauté internationale, mais le Luxembourg n'a pas réellement une interaction pour résoudre à lui seul de tels conflits. Nous les subissons comme d'autres économies. Bien entendu, le Luxembourg est une économie ouverte, tributaire d’autres marchés : si l'industrie allemande, surtout dans le secteur automobile, ne va pas bien, çela produit un impact direct ou indirect sur le Luxembourg. Si l'inflation monte ou que des précarités politiques apparaissent, ce n'est pas positif pour une place financière. Face à cet ensemble de facteurs, le principal risque pour le Luxembourg, c'est de voir sa place financière du fait de jalousies. Mais cela génère également une opportunité en nous incitant à nous remettre en question chaque jour, pour réagir et saisir les opportunités.
Jerome Bloch : La taille du pays constitue-t-elle un avantage ?
Gilles Roth : Nous sommes un petit pays de 670 000 habitants, multilingue, avec des éléments hautement qualifiés et une grande stabilité politique, notamment si vous comparez avec les pays voisins auxquels nous devons toutefois beaucoup. Lors de périodes d’instabilité – notamment financière et économique – beaucoup se tournent vers le Luxembourg. Donc c'est à nous de donner de la prévisibilité aux acteurs financiers et économiques. Et je pense que cela se remarque bien au Luxembourg, lorsque notre gouvernement dit ouvertement qu’il se concentre sur la compétitivité des entreprises et l'attractivité de notre centre financier.
Jerome Bloch : Un mot sur les budgets sociaux ?
Gilles Roth : Ils représentent 47% de l'ensemble des dépenses du budget de l'État et cela ne sera pas remis en cause par notre gouvernement. Je sais que ça ne plaît pas à tous les acteurs économiques, mais le Premier ministre a rappelé il y a peu qu'il tient au maintien des mesures de l'indexation. C'est un facteur de stabilité, c'est un facteur de cohésion sociale. Il faudra vivre avec. Mais, si l'inflation est contrebalancée par un système qui est connu d'avance, celui de l'indexation, c'est une bonne chose lorsque nous appliquons une politique efficace des « chemins courts ». Nous savons défendre nos intérêts et avec une interaction au Parlement allant confortablement au-delà de la majorité en termes de siège. jJe suis tout à fait confiant concernant notre capacité à remonter la pente au niveau de la compétitivité et de l'attractivité du pays. D'ailleurs, les échos que j'ai reçus de la population, et du monde économique et financier, sont assez positifs et encourageants pour ma part.
Jerome Bloch : L'avantage au Luxembourg pour les gens qui s'intéressent à la politique, il suffit de télécharger sur le site du gouvernement l'accord de coalition. On sait que c'est marqué dedans. L'index ne sera pas remis en question pendant les cinq prochaines années. Au moins, on ne perd pas de temps à discuter là-dessus et on avance. Une question : Vous parlez de 75% des recettes qui viennent des taxes corporate de la Finance. Je pense que si nous interrogions des résidents et des citoyens « Grand Rue » les gens ne se rendent pas compte de cette situation. Comment mieux informer la population sur la réalité de notre économie ?
Gilles Roth : Le risque qu'il y ait les luxembourgeois, et d'un autre côté la communauté internationale, je ne les sous-estime pas, mais il ne faut pas trop dramatiser. J’ai été maire d'une commune pendant 23 ans, dont le taux de non-luxembourgeois dépassait les 50%. Et je pense qu'on a quand même réussi, dans la commune de Mamer, à créer un espace et un environnement très populaire et facile. Tous les gens se retrouvent au parc à Mamer, qu'ils soient luxembourgeois, anglais, américains, grecs ou roumains. Si la politique encadre un peu cette mixité de la population, également en termes de nationalités différentes, ça va dans le bon sens. Deuxièmement, à Luxembourg, il nous faut des talents. Nous tenonsbeaucoup aux frontaliers qui viennent travailler à Luxembourg. Voilà pourquoi je suis également en train de rechercher une solution pour inciter les gens à continuer à travailler à Luxembourg, parce qu'on ne pourrait pas se priver de tous ces frontaliers qui font un travail exemplaire. Et trois, il nous faut bien entendu, au-delà de la population luxembourgeoise, attirer des recrues pour les grands cabinets d'avocats, les cabinets d'audit, et d'autres domaines émergents, comme l'intelligence artificielle. Voilà pourquoi je veux, en conformité avec le programme gouvernemental, mettre en place des incitatifs fiscaux pour attirer également des expatriés, pour permettre au pays de fonctionner de manière dynamique sur le long terme. Je ne vois pas de risques pour autant, que nous soyons conscients que le pays ne peut pas uniquement fonctionner avec des luxembourgeois d'origine. Nous l’avons réalisé dans notre histoire. Nous étions sous influence française, belge, hollandaise, mais nous avons toujours su en tirer profit.
Jerome Bloch : Je confirme effectivement que Luxembourg est certainement un modèle d'intégration. Il faut rester vigilant. On a vu que l’ADR a gagné un siège l'an dernier et encore un cette année au niveau européen. Est-ce que vous pensez que la population est consciente de la très haute dépendance de notre économie sur le secteur de la finance ?
Gilles Roth : Je pense que oui. Dans le subconscient, je pense que oui. Quand les gens parlent à l'étranger, ils sont contents et fiers de l'attractivité de notre place financière. Je suis le ministre des Finances d'un pays qui a 675 000 habitants, mais également d'un pays qui a le deuxième hub mondial en termes d'assets sous gestion. Je pense que ce sont des atouts : un luxembourgeois ou une personne qui réside à Luxembourg peut accomplir une carrière dans la finance. Je pense que dans le subconscient, les gens sont vraiment conscients de cet atout, mais vous avez à juste titre soulevé la question, il faudra complémentairement investir pour attirer également d'autres secteurs de l'économie, je dirais hautement qualifiés comme les fintechs ou l'intelligence artificielle, tous secteurs confondus, mais également au niveau d'autres domaines comme la transition digitale, comme la transition énergétique ou le Luxembourg avec son savoir-faire pourra trouver des niches pour bien assurer la pérennité de notre économie luxembourgeoise à long terme.
Si nous avons l'opportunité d’attirer de grandes entreprises internationales sur le territoire du luxembourgeois, nous devrons adopter une approche pragmatique. Nous disons : « Voici les conditions ; Voici le vademecum. Il faut s'y conformer et une fois que vous le faites, vous recevez les autorisations et tout doit avancer vite. J'ai un peu l'impression que cela n'était plus ou n'était pas le cas durant les deux dernières législatures. Voilà pourquoi nous devons œuvrer pour une plus grande simplification administrative tous domaines confondus.
Jerome Bloch : Vous étiez Maire de Mamer où se trouve un des joyaux industriels du pays, Ceratizit que j’ai visité récemment. Les gens oublient que l'emploi à Luxembourg, c'est aussi l’industrie, avec des milliers d’emplois. Dernière question : comment mesurez-vous la performance de chaque initiative et comment gardez les yeux sur les grands objectifs que vous avez nommés au début de l'interview ?
Gilles Roth : Je dirais que ma performance politique s'articule par rapport au programme gouvernemental minutieusement mis en place sur 209 pages, à Senningen. Je mesure mon action en cochant les cases une fois que les mesures qui traduisent en pratique ces orientations politiques sont mises en place. Bien entendu, il faut pour chaque orientation politique un plan d'action et c'est ma façon de travailler. Par après, il faut vérifier sur le terrain, si les mesures qui ont été implémentées tiennent la route et écouter les retours que nous recevons au niveau politique, économique et également social. En tant que ministre des Finances, mon devoir est d'assurer la compétitivité et l'attractivité de la place financière, mais mesurer également les bienfaits pour le pays. Mesurer également, avec l'argent collecté, ce qui est fait au niveau des critères sociaux parce derrière un centre financier par exemple, il y a 62 000 personnes qui travaillent. Nous devons maintenir de hauts critères sociaux sinon les gens ne viendront plus travailler ici et mesurer les implications de l'argent collecté au niveau de la cohésion sociale au Luxembourg, au niveau des investissements en infrastructure et dans les domaines sociaux où, je le rappelle, nous consacrons 47% de nos dépenses budgétaires. Je suis confiant avec l'esprit constructif des membres du gouvernement et avec l'appui d'une large majorité gouvernementale dans notre capacité à atteindre nos objectifs. Je souhaite toujours obtenir un consensus, un réflexe qui vient sans doute de mon expérience de bourgmestre. Pas une unanimité, mais un consensus afin que les mesures mise en place soient appuyées par la plus grande majorité possible au sein de l'enceinte délibérante, qu’il s’agisse du conseil communal ou au plan national du Parlement.
Jerome Bloch : C'est vrai qu’il s’agit de la culture politique au Luxembourg où la recherche du consensus est permanente. Vous avez lancé les discussions sur le logement en février, en mars, en avril avant de présenter votre initiative en mai. Nous anticipons la même méthode pour la réforme fiscale, la réforme des retraites. Beaucoup de travail à venir pour lequel je vous souhaite beaucoup de succès. Merci beaucoup.
Gilles Roth : Merci. Je reviendrai.