Ana Roš (Hiša Franko): La tectonique de l'amour
Comprendre Ana Roš et le succès de son restaurant Hiša Franko passe par une visite en Slovénie, au-delà des Alpes juliennes, au plus profond de la vallée de la Soča - prononcez « Sotcha » - près de la ville de Kobarid. Cette région est une terre de collisions : plaques tectoniques, masses météorologiques, émotions puissantes et délicieuses contradictions.
©Ciril Jazbec, TENT
Quand deux continents s'affrontent.
Fille d'un médecin et d'une journaliste, Ana est poussée vers la réussite dès son plus jeune âge. Après l’installation temporaire de ses parents à Kobarid, son père part chasser avec les locaux :la famille s’intègre alors dans la communauté et reste. Née sur cette terre, elle s’y sent profondément enracinée. Bien qu’ayant le potentiel pour devenir skieuse professionnelle, la cheffe Roš opte pour une formation en diplomatie. Après un dîner au Hiša Franko, elle tombe amoureuse de Vater Kramar, fils des propriétaires et serveur. Le jeune couple s’embarque alors dans de nombreux voyages, découvrant vignerons, restaurants et villes. Cette nouvelle liberté, centrée sur l'amour et les émotions, façonne la future cheffe, enfin libre de suivre ses passions. Au moment de la retraite des parents de Valter en 1999, Ana décline une offre diplomatique à Bruxelles pour devenir cheffe autodidacte. Pour elle, « l'échec est le moteur de la réussite ». Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ?
"Cette liberté retrouvée autour de l'amour a façonné la future cheffe."
L’art de la survie
Tout s’enchaîne comme une avalanche : elle se met à cuisiner, donne naissance à deux enfants en 16 mois, aucun investisseur et peu d'expérience. Elle utilise principalement trois ingrédients : le terroir, les saisons et surtout son identité. « J’ai mis des années pour comprendre qui était Ana et ce qu'elle aimait ». Dès le début, son instinct de survie l'aide à éviter des pièges mortels en se demandant « Que puis-je faire ? » plutôt que « Que ferait un autre chef ? ». Lentement mais sûrement, des progrès apparaissent. Tout comme l'eau peut percer une pierre si on la laisse couler suffisamment longtemps, la passion d'Ana prend une dimension mondiale : en 2017, elle est élue « meilleure femme chef du monde » par le site « The World's 50 best restaurants ». En juin 2020, lorsque l'édition inaugurale du guide Michelin slovène est révélée, Hiša Franko reçoit deux étoiles Michelin et l'Étoile verte. En septembre 2023, la troisième étoile Michelin atterrit dans la vallée.
Dîner à Hiša Franko.
L'idéal est de réserver une chambre à Hiša Franko. Sinon, parcourez en taxi les 5 minutes qui vous séparent de Kobarid à cinq minutes afin de ne pas manquer les accords de vins « Classy » ou « Funky ». Après l'apéritif sur la terrasse, considérez cette expérience comme une pièce de théâtre en cinq actes. Le menu s'intitule « 50 nuances de rouge » et commence par une introduction verte : des feuilles de jardin recouvertes de fines tranches de truffe d'Istrie, un petit oreiller de céleri-rave avec du crabe et des graines de moutarde, suivi d'un petit sandwich de plantes sauvages avec de minuscules fruits secs. L'acte II atteint le sommet avec deux classiques de la maison : le beignet de maïs, fromage blanc fermenté et œufs de truite fumée - je pourrais en manger tous les jours - et la pomme de terre cuite au foin, crème aigre infusée de levure torréfiée. Après une petite pause « Récolte d'été », l'acte III se concentre sur deux délicieux plats de pâtes et un orzotto à l'orge soufflé, à l'eau de chèvre, aux haricots verts et aux truffes noires. L'acte IV célèbre la « Truite reine » et le chevreuil à l'huître et au kiwi. Enfin, l'acte V se pare de connotations sucrées, avec une glace à la carotte et à l'oxalis, un chausson aux noix, des pommes rôties et du pollen d'abeille. En général, je n'écris pas sur les mets dans la mesure où cela donne souvent une pâle copie de l'expérience elle-même. Dans ce cas-ci, je voulais mettre en évidence l'essence de Hiša Franko : Miha, le cueilleur, apporte ce qu'il trouve dans les montagnes, et Ana le sublime. « Le vrai plaisir ne vient qu'une fois assez discipliné pour réaliser son rêve au mieux », me glisse-t-elle. Combien d'heures passe-t-elle avec son équipe pour atteindre ce niveau d'intensité, en n'utilisant que quelques ingrédients locaux et des techniques ancestrales ? « Je suis comme mon père. Dure », conclut-elle.
L'amour, l'amour, l'amour.
Où se cache le rouge dans le menu ? Nulle part ! Et partout ! Hiša Franko incarne la maîtrise autodidacte. Ana insuffle son âme à ces assiettes, après des décennies de résilience dans une vallée rude, ironiquement située à 45 minutes de la mer. Sa quête incessante d'authenticité réalise ce que des pionniers comme Ferran Adrià ont accompli voici quelques décennies : sa passion crée un héritage unique basé sur un approvisionnement en ingrédients radical et des préparations magistrales. Le mot « simple » vient à l'esprit, mais ces plats reflètent un environnement des plus complexes. Venez sans aucune attente. Restez au moins trois jours dans la région. Ce dîner vous marquera plus que n'importe quelle table célèbre de Paris ou de New York. Pour moi, c'est une illustration tangible de la tectonique qui influence ma vie à maintes reprises. Les choix impossibles entre la passion et la raison, l'égoïsme et la préoccupation pour notre planète, les tentations faciles et les victoires difficiles, le plaisir immédiat et la félicité différée, .la culpabilité et la reconnaissance de soi. L'éternelle tension entre amour et carrière, entre vrai bonheur et fausse fierté. Le mariage d'Ana et Valter n’a pas survécu à cette épreuve minérale, voyageant constamment entre Kobarid, Ljubljana et l'Istrie pour leurs différents projets. Mais il est certain que vous ressentez leur amour tout au long du dîner. L'esprit de Hiša Franko reste intact ! Réservez une table.