Jean-Paul Olinger (Administration des contributions directes): Les taxes luxembourgeoises à l’heure du digital
Diplômé de HEC Lausanne et de l’université de Mannheim, le nouveau directeur de l’Administration des contributions directes a débuté sa carrière dans l’équipe “Taxes” de KPMG pendant 12 ans avant de diriger l’UEL et l’INDR de 2018 à 2024. Depuis mai 2024, il dirige l’ACD. Interview.
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Quelles sont vos priorités depuis votre prise de fonction ?
Nous nous concentrons sur la mission qui m’a été confiée par le Premier Ministre et le Ministre des Finances, c’est-à-dire d’accélérer la transformation de l’ACD en une administration moderne. Ce projet d’équipe demande de développer une vision partagée de l’ACD du futur, de fixer des objectifs stratégiques avec des indicateurs mesurables et d’exécuter une feuille de route, bien sûr avec le support des équipes motivées et tout en respectant un budget de ressources attribuées. Trois points seront primordiaux : 1. Développer un leadership fort et une culture de l'attention portée aux collaborateurs, en tant qu’employeur de choix. 2. Se concentrer sur les parties prenantes, qu’il s’agisse des contribuables et des organisations. 3. Cartographier, simplifier et automatiser ou numériser les processus. Des efforts ont été entrepris dans le passé et seront maintenant considérablement renforcés, comme l’a demandé le nouveau gouvernement.
Plusieurs pays offrent une expérience fiscale entièrement digitale. Comment envisagez-vous cet immense chantier au Luxembourg où 80% des personnes déclarent encore sur du papier?
L’utilisation de la démarche entièrement digitale pour la déclaration de l’impôt sur le revenu des contribuables personnes physiques reste volontaire. L’expérience utilisateur doit donc devenir impeccable pour favoriser son utilisation. Voilà notre ambition. Les équipes de l’ACD et du CTIE travaillent main dans la main et perfectionnent la démarche qui existe déjà en formats « pdf » et « assistant » sur MyGuichet. Les prochaines étapes incluent notamment l’addition des types de revenus manquants et le pré-remplissage de plus en plus de données à partir de sources officielles et de déclarations antérieures. Nous suivrons l’exemple d’autres pays tout en gardant une option papier et tout en préservant le secret bancaire que les autres pays ne connaissent pas. D’autres démarches concernant les employeurs - fiches d’impôts et retenue sur salaires -, les entreprises - impôt sur le revenu, impôt commercial et impôt sur la fortune -, les échanges d’informations avec l’étranger - 3,9 millions de documents en 2023-, les revenus de capitaux et bientôt aussi les tantièmes deviennent numériques, sur base obligatoire ou volontaire, selon les cas.
"L’expérience utilisateur doit donc devenir impeccable pour favoriser son utilisation"
Vous collectez 14 milliards d’euros, soit la moitié du budget de l’Etat. Comment mesurez-vous la performance de vos services ?
L’encaissement effectif des 14 milliards d’euros est déjà un témoignage du bon fonctionnement de l’ACD. Cependant, les défis changent avec les évolutions sociétales, technologiques et législatives. Notre vision consiste à créer une des meilleures administrations fiscales de l’UE en établissant et en suivant des indicateurs mesurables pour les objectifs stratégiques, compte tenu des missions et des parties prenantes. Les travaux préparatifs sont en cours.
1100 personnes travaillent à l’ACD aujourd’hui. Vous planifiez l’embauche de 500 personnes dans les prochaines années. Comment ces emplois sont-ils financés, dans un contexte budgétaire difficile ?
Le nombre n’est pas inscrit dans le marbre mais ressort implicitement d’un audit finalisé en 2023 et inclut aussi bien des nouveaux postes que des remplacements pour départs à la retraite. Les besoins sont très variés : contrôleurs d’impôts, fiscalistes expérimentés, spécialistes en audit, en ressources humaines, en gestion de connaissances, en développement informatiques, en analyse des processus, en science des données, etc… L’ACD revêt une importance stratégique pour la gouvernance globale, la stabilité économique et le financement des services publics. Les investissements visant à améliorer l'efficience et l'efficacité peuvent en fin de compte conduire à de meilleurs résultats tant pour le gouvernement que pour les contribuables. Ainsi, je considère que les postes à pourvoir actuellement s’autofinancent. Bien sûr, une analyse coût-bénéfice s’impose pour déterminer au cas par cas si une tâche s’avère ponctuelle et peut être exécutée par un prestataire externe ou si elle est permanente et justifie la création d’un poste de fonctionnaire ou d’employé public.
L’ACD a toujours été connue comme une administration facile à contacter et prompte à trouver des solutions. La plupart des fiduciaires ont le sentiment que plus personne ne décroche le téléphone. Qu’en pensez-vous ?
Notre disponibilité pour nos parties prenantes constitue une priorité absolue. Nombreux sont les témoignages très positifs de contribuables personnes physiques, résidentes et non résidentes, pour le support reçu de nos agents, que je remercie infiniment. Le service à leur encontre sera encore renforcé à travers des nouveaux outils et canaux d’informations, dont le contact center lancé le 18 novembre dernier permettant d’adresser ses questions via un formulaire de contact unique, et prochainement un nouveau site internet et un chatbot. Nous sommes une administration qui évoluera du papier via le numérique à la donnée. L’OCDE a lancé un projet de l’administration fiscale 3.0. Dans l’idéal, l’imposition sera alors intégrée dans les différentes démarches administratives. Pour les entreprises, l’OCDE et l’UE encouragent entretemps des programmes de coopération renforcée entre les administrations et les contribuables. De plus, pour améliorer l’expérience client des entreprises, nous pensons actuellement à une meilleure segmentation des contribuables selon leurs besoins – par exemple une multinationale vs pme - et la publication de plus de circulaires et FAQs.
Beaucoup d’entrepreneurs ont le sentiment que l’Etat manque actuellement d’argent, ce qui provoque des contrôles perçus comme plus nombreux, plus sévères et souvent injustes, dans la mesure où les réclamations sont gérées par vos propres services.
Je ne suis pas conscient que le nombre de nos contrôles aurait évolué dans le passé récent et une vérification rapide des contrôles effectués entre 2018 et 2024 confirment mon sentiment.
"La prévisibilité de l’impôt favorise la sécurité juridique "
C’est tout le problème de la « perception » dans un contexte économique difficile et de son impact sur la « confiance » des entrepreneurs. Dans le même registre, les avances de taxes demandées aux entreprises et aux entrepreneurs - basées sur les résultats de l’année précédente - sont souvent mal vécues pour des raisons de liquidités.
Nous travaillons avec le cadre réglementaire en place, qui ne se différencie pas tellement par rapport à d’autres pays. L’impôt pour l’année fiscale N est subdivisé en 4 avances, payables trimestriellement en N, et un solde pour le surplus payable - ou un trop payé en remboursement-, après imposition pour l’année N. Les avances sont fixées en principe suite à une imposition ou une déclaration concernant une année précédente. Elles doivent être modifiées par le bureau d’imposition suite à une demande motivée du contribuable ou peuvent être modifiées d'office si l'ACD dispose d'éléments justifiant une réduction ou une majoration. S’il est vrai que toutes les entreprises ne réalisent pas leurs rentrées de manière linéaire sur l’année, elles les réalisent de manière continue. Le paiement des avances permet de répartir les sorties de liquidités sur plusieurs paiements au lieu d’un paiement unique plus important. De plus, l’Etat a besoin de liquidités de manière continue pour assurer le service public. A mon avis, l’administration adopte une approche conciliante envers les contribuables. Cependant, pour ce qui est des paiements, des intérêts de retard courent sur base des dispositions de la loi que l’Administration est obligée d’appliquer. Un éventuel changement du système est entre les mains du législateur et donc des citoyens.
Luxleaks a nui à la réputation des “Rulings Luxembourgeois” malgré le fait que ce soit une pratique répandue dans les autres pays. Allez-vous rendre ses lettres de noblesse à cet outil nécessaire pour donner de la certitude aux entreprises qui envisagent de faire du business au Luxembourg.
La prévisibilité de l’impôt favorise la sécurité juridique. Des moyens pour y parvenir sont la stabilité des finances publiques, la publication de lois claires et de guidance sous forme de circulaires et de FAQ, la formation continue des agents de l’Administration pour assurer une bonne application de la loi, des programmes de coopération renforcée, et aussi des décisions anticipées pour confirmer l’application de la loi à des opérations économiques complexes en amont de leur implémentation. Au Luxembourg, les décisions anticipées – les rulings - sont strictement encadrées. Elles sont rendues par l’ACD et émises par le biais d’une Commission des décisions anticipées. Toutes les demandes sont traitées. Nous veillons à ce que cette Commission dispose de tous les moyens nécessaires pour accomplir ses tâches de manière professionnelle et dans les délais. Pour mémoire, la pratique des décisions anticipées en matière fiscale est bien établie dans de nombreux Etats. Au niveau de l’UE et du G20, la grande majorité des administrations fiscales rendent des décisions anticipées sous une forme ou une autre. La Commission européenne a confirmé la conformité de la pratique des décisions anticipées en général avec le droit européen, pour autant qu’elles ne soient pas utilisées pour octroyer à des entreprises des avantages dont d’autres entreprises dans la même situation ne pourraient pas bénéficier.