Massimo Bottura (Osteria Francescana) : contribuer à rendre le visible invisible
Massimo Bottura, chef de l'Osteria Francescana, un restaurant trois étoiles Michelin en Émilie-Romagne, a fait partie à deux reprises des lauréats du prix des 50 meilleurs établissements du monde. Il partage sa passion pour que la bonne nourriture devienne la nourriture du bien, et qu'aucune excuse ne vienne plus entraver le choix de l'usage des aliments pour aider à sauver notre planète.
Vous vouliez devenir un joueur de football professionnel. Vous avez étudié le droit. Comment diable avez-vous atterri dans une cuisine ?
Je n'ai pas opté délibérément pour le métier de chef, c'est arrivé comme ça. Je dirais plutôt que la profession m'a choisi. J'ai eu la chance de rencontrer plusieurs mentors culinaires, aptes à me motiver tout au long de mon parcours. Certains jouissent d’une plus grande notoriété que d’autres. Si j'avais eu le choix, rien n’indique avec certitude que j’aurais coiffé la toque. Vous devez faire de nombreux sacrifices, composer avec des horaires terribles, et il n'existe aucune garantie. Je ne conseillerais sans doute pas à mes fils d'embrasser cette profession, mais je ne peux pas imaginer faire autre chose maintenant. Je n'aurais jamais pu penser me trouver confronté à autant de défis ou arriver à accepter autant de sacrifices pour survivre à des moments difficiles. Mais aussi, je n'aurais jamais pu imaginer recevoir autant en retour !
“Nous croyons à la force de la beauté et de l'art. La beauté n’existe pas sans finalité éthique.
Maria-Luigia, Rezdora Lidia Cristoni, Lara Gilmore... Les femmes jouent-elles un grand rôle dans votre vie ?
Les femmes ont influencé ma vie professionnelle d'une manière si profonde. Tout d'abord, ma grand-mère, Ancella, lorsqu'elle m'a convaincu d'arrêter de jouer au football et de poursuivre mes études. Ensuite, ma mère, Luisa. Elle m'a regardé un matin et m'a dit : "Massimo, tu ne respires pas le bonheur. Tu possèdes tellement d'énergie. Tu dois la canaliser dans une vraie passion. Si tu penses que le métier d’avocat ne constitue pas ton idéal, alors trouve autre chose." J'avais 22 ans à l'époque. Et peu après, j'ai commencé mes aventures dans la cuisine de la Trattoria Campazzo, dans la campagne modénaise. Ensuite est venue Catia, ma petite amie, rencontrée à 16 ans, étudiante en architecture et décoration d'intérieur à Florence. Elle m'a aidé à apprécier le design, l'architecture et la beauté. Enfin, Lidia Cristoni… Elle vivait juste derrière la Trattoria del Campazzo, et m'a transmis tout son savoir sur les traditions culinaires émiliennes et sur la façon de gérer la cuisine d'un restaurant. Un jour, cette femme presque aveugle a frappé à la porte de la Trattoria del Campazzo, quelques mois seulement après notre ouverture en 1986. Elle m'a expliqué qu'elle avait 35 ans d'expérience professionnelle, mais que sa vision altérée l’empêchait de se rendre en ville en voiture pour travailler. Je lui ai dit : "Eh bien, Lidia, qu'attends-tu ? Mets un tablier et montre-moi tes talents." Elle est entrée dans la cuisine et n'en est jamais ressortie. Elle faisait office de seconde maman pour moi. Et puis Lara, bien sûr, m'a ouvert le monde de l'art contemporain et m'a appris à voir les idées voilées derrière les œuvres d'art. Elle m’a aidé à approfondir les concepts, au-delà d'une vision superficielle, et à comprendre la pensée cachée sous un choix esthétique spécifique.
Toutes ces femmes ont joué un rôle crucial dans ma vie et ma carrière et elles continuent de m'aider à rendre le visible, invisible.
Le palais mental constitue votre outil principal dans la cuisine. Comment pouvez-vous l'aiguiser ?
Le palais mental symbolise la capacité d'absorber les saveurs au point qu'elles deviennent une partie de votre mémoire, une portion de vous. Mon premier conseil aux jeunes chefs consiste à les convaincre de toujours voyager, physiquement, mais aussi cérébralement. Ils se doivent de remplir leur valise de culture, de livres, de musique, de littérature et d'art, de voyages et ensuite d'expérience en cuisine. Parcourez le monde, mangez tout, sachez tout, puis oubliez tout. Acceptez qui vous êtes. Retournez d'où vous venez et creusez aussi profondément que possible dans votre culture pour comprendre qui vous êtes et d'où vous provenez. À ce stade, vous pouvez commencer à créer, en utilisant uniquement votre palais mental. L'esprit représente l'un des ingrédients ou outils les plus précieux de la cuisine, car cet art ne se résume pas à un travail manuel, mais aussi à l’œuvre d’un homme en pleine réflexion.
Qu'avez-vous appris de Georges Coigny, Alain Ducasse, Ferran Adrià et Rezdora Lidia Cristoni ?
Mon premier mentor, le chef français Georges Coigny, vivait à Piacenza. Il m'a enseigné les bases de la technique française. Cette pratique, je l’ai ensuite appliquée aux denrées de notre terroir d'Émilie-Romagne, créant ainsi une cuisine personnelle. Ensuite, j’ai fait la connaissance de Lidia Cristoni, une vraie Rezdora, grand-mère modénaise. Elle m'a tout appris sur la cuisine traditionnelle, sur la façon de faire des pâtes de manière professionnelle et sur la façon propre et efficace de travailler aux fourneaux. Puis, j'ai rencontré le seul et unique Alain Ducasse, à Monte-Carlo. Il m’a enseigné la signification du principe "de la ferme à la table", l'importance d'utiliser des ingrédients d'origine locale et d'établir des relations de confiance avec les artisans, les agriculteurs, les poissonniers, etc. Ces leçons au Louis XV ont constitué un épisode très précieux et ont contribué à guider ma décision d'ouvrir l'Osteria Francescana. J’ai fréquenté mon dernier mentor, Ferran Adrià, au cours de l'été 2000. J'ai eu l'occasion de cuisiner avec son incroyable équipe à El Buli. Il m'a poussé à bout et m'a appris à ne pas craindre mes idées, et j’ai adopté cette optique depuis lors. Il a, en quelque sorte, fait sortir le chat du sac !
L'art joue un rôle essentiel dans votre restaurant et votre hôtel. Quelle importance tient la beauté dans la nourriture ?
La beauté constitue le fil conducteur de toutes mes créations. Elle assure la force motrice de mon travail, dont la finalité reste de nourrir les gens, à l'Osteria Francescana ou dans l'un des Refettorios de Food for Soul.
Nous considérons que l'homme ne peut pas vivre seulement de pain. Nous croyons à la force de la beauté et de l'art. La beauté n’existe pas sans finalité éthique. Parce qu'elle détient le pouvoir de communiquer à un niveau supérieur, elle peut s’imposer à n'importe qui et émouvoir les esprits. Le bien et le beau symbolisent les deux faces d'une même pièce, ils se complètent au point que le beau sans le bien n'exprime aucune beauté, et que le bien a besoin du beau pour transmettre son message.
Le pouvoir de la beauté constitue l'une des valeurs fondamentales guidant Food for Soul, l'organisation à but non lucratif et le projet culturel de ma femme Lara et moi-même. Nous l’avons fondé pour lutter contre le gaspillage alimentaire et l'isolement social. Le projet suggère intrinsèquement que la vraie beauté consiste à voir la valeur de quelque chose semblant n’en posséder aucune. Une chose récupérée représente un gain. Voir la beauté dans les excédents de nourriture destinés à devenir des déchets, saisir le potentiel des peaux de bananes, du pain rassis, des tomates trop mûres, contribue à lutter contre le gaspillage et à soigner la planète. Mais aussi voir la lumière dans l'endroit le plus sombre, dans un théâtre abandonné dans un quartier de banlieue. Lorsque vous pouvez voir la beauté même à travers les obstacles, l'invisible devient visible. Individuellement, chacun d'entre nous peut faire une petite différence ; ensemble, nous pouvons changer les choses. Et grâce à la beauté, la bonne nourriture devient la nourriture du bien.
Dans une masterclass, vous avez remplacé les pignons de pin par de la chapelure dans un pesto. J'ai essayé. Ça marche très bien ! Comment combinez-vous tradition et innovation ?
L'idée de la tradition dans l’évolution a guidé tout mon travail et celui de mon équipe au cours des 20 dernières années. Nous concevons la cuisine de l'Osteria Francescana en tant que laboratoire, mais aussi comme un observatoire avec un avantage distinctif et unique : pouvoir observer la tradition à 20 kilomètres de distance dans les villages voisins.
Nous regardons toujours le passé d'une manière critique et non nostalgique. Cela ne signifie pas le désir de renier notre histoire et la jeter aux oubliettes, mais plutôt l’envie d’en posséder une connaissance approfondie. Notre démarche ne consiste pas à oublier le passé, mais à trouver la façon la plus appropriée de le partager afin qu'il puisse continuer à vivre à travers le temps dans un travail constant d'évolution et de résilience. Nous prenons le meilleur du passé et l'apportons au futur. Les recettes n’existent pas pour une application à la lettre. Elles représentent des histoires, pas des photographies d'un moment et d'un espace précis de l'histoire. Je prends les recettes comme un point de départ à partir duquel je commence le chemin de la création. Ensuite, l'inspiration vient du milieu où je m'inscris. Le chef cuisinier doit détenir la capacité de puiser de l’inventivité en toute chose, simple ou coûteuse. Il doit laisser la porte ouverte à la poésie, à l'imagination. C'est faire un pesto avec de la chapelure quand on regarde autour de soi et qu'on ne trouve pas de pignons de pin. C'est utiliser tout le contenu du réfrigérateur, donner une nouvelle valeur aux ingrédients les plus humbles.
Outre la cuisine lente et les voitures rapides, l'Émilie-Romagne possède une culture unique du partage. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
J'ai grandi dans une famille nombreuse. Frères, sœurs, tantes, parents, grands-parents, nous nous retrouvions toujours ensemble à la table de la cuisine. Jouant, nous disputant, faisant la paix. Rêvant, planifiant l'avenir ensemble. Parlant d'affaires, de football, d'école. Mais constamment assis à la même table et mangeant collégialement.
L'un de mes plus beaux souvenirs reste celui de ma grand-mère plaçant le plat de lasagnes au milieu de la table lors du déjeuner dominical. Je garde en mémoire que mes frères et moi nous battions pour les coins croustillants, légèrement brûlés et délicieux. Ils constituaient pour nous la part la plus intéressante de ce grand plat.
La partie croustillante des lasagnes est née pour recréer cette émotion précise et pour que le plus grand nombre de personnes possible l'essaient, en ressentant la même chose qu'un enfant devant ce plat. Je voulais reconstruire ce savoureux coin croustillant et, cette fois, pouvoir le partager avec tous les hôtes de l'Osteria Francescana. Juste ce morceau, avec le ragù parfait et une béchamel incroyable. Ce plat, cette émotion, exprime pour moi tout le sens de la famille, de l'amour et de la convivialité, sous la forme d'une bouchée comestible.
Avec ce même besoin de partage, nous avons ouvert la Casa Maria Luigia, prolongement de l'idée d'hospitalité de l'Osteria Francescana. Il nous apparaissait tout à fait naturel de partager avec nos hôtes non seulement nos passions, mais aussi le meilleur de notre maison. Nous la voulions pareille à un foyer loin de leur domicile pour toutes les personnes venant nous rendre visite et découvrir notre univers.
Pouvez-vous expliquer comment les tortellinis aident les enfants avec des besoins spéciaux dans l'association Tortellante ?
Ma ville natale a acquis une renommée mondiale pour ses tortellinis, mon plat préféré justement, celui dont je ne pourrais pas me passer. La tradition de ce mets remonte au XVIe siècle et la recette ne laisse aucune place à l'improvisation. Sa préparation requiert de la technique, de la pratique et de la concentration. Elle représente tout un art, à conserver et à transmettre.
C'est pourquoi, en 2018, nous avons ouvert Tortellante, une association à but non lucratif et un projet culturel et social unique. De jeunes adultes avec des besoins spéciaux y maîtrisent l'art de la fabrication des tortellinis, aidés par les mains expertes d'un groupe de rezdore (grands-mères en Modène), les gardiennes du savoir séculaire de cette tradition culinaire. Nous avons voulu transmettre cette importante tradition tout en formant professionnellement ce groupe de jeunes adultes pour leur donner un avenir. Avec Tortellante, n'importe quel membre de la communauté peut participer à quelque chose d'extraordinaire, en donnant de son temps ou simplement en achetant nos tortellinis pour soutenir le projet. Ici, nous constatons chaque jour la pertinence d’une de mes expressions favorites : pas de cuisine sans amour.
A Rio, vous vous êtes fait tatouer "Plus d'excuses". A quoi cela fait-il référence ?
Le néon à l'extérieur du Refettorio Ambrosiano, confié à l'artiste Maurizio Nannucci, stipule « PLUS D'EXCUSES ». L'ouverture du premier Refettorio Food for Soul à Milan a marqué le moment où nous avons réalisé que les échappatoires étaient passées de mode. Nous avons décidé d'agir, d'intervenir, de nous salir les mains et de retrousser nos manches pour l'avenir de notre planète. Sous un même toit et sous la devise "plus d'excuses", nous avons commencé à imaginer d'autres Refettorios dans le monde. Aujourd'hui, nous en comptons 11, et leur nombre ne cesse de croître. Dans ces Refettorios, j'ai condensé tout mon être : la cuisine, l'art, l'engagement social, la solidarité, l'écologie, le non-gaspillage. Ils représentent un millier de petits bonds pour un seul grand saut, non pas dans le vide, mais en avant.
Ce tatouage a valeur pour moi de message, d’appel à l'action. Il me remet en mémoire les missions impossibles, pourtant réalisées. Mais il me rappelle aussi que les chefs ne peuvent plus se contenter de cuisiner dans leur restaurant. Ils représentent bien plus que la somme de leurs techniques et détiennent une responsabilité dans l'avenir de la sécurité alimentaire mondiale.
La cuisine appelle l'action : après tout, une recette constitue la solution à un problème. Choisissez de faire partie de la solution en cuisinant et en partageant un repas autour de la table.