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Pierre Gramegna (Ministre): Le mécanisme européen de stabilité - un filet de sécurité pour la zone euro

Version abrégée de l’interview accordée par Pierre Gramegna, directeur général du Mécanisme européen de stabilité (MES), à Jérôme Bloch, le 11 mars 2025.

Jérôme Bloch: Aujourd’hui, j’ai le plaisir de visiter le studio du MES pour interviewer Pierre Gramegna. Merci de me recevoir.

Pierre Gramegna: Ravi de vous revoir, Jérôme. C’est un plaisir.

J.B: Le plaisir est partagé. Le MES se situe à Kirchberg, son nom parle à tous – Mécanisme européen de stabilité. Le thème de la stabilité suscite désormais une forte attention. Une présentation succincte du MES ?

P.G: Bien sûr. Le siège du MES se trouve au Luxembourg – plus précisément à Kirchberg, derrière Auchan. Des personnes l’associent encore à Bruxelles, sans doute à cause de mes fréquents déplacements pour les réunions de l’Eurogroupe et de l’Ecofin. Pourtant, la base opérationnelle se situe ici. Le MES a émergé lors de la grande crise financière. En 2010, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) s’est mis en place comme structure temporaire, lui aussi au Luxembourg. Le cadre juridique local, la performance du centre financier, ainsi que la notation AAA du pays ont motivé ce choix. Lors du lancement de l’euro en 1999 et de l’introduction des billets en 2002, un élément manquait : un prêteur en dernier ressort. D’où la création du MES en 2012. Le dispositif regroupe aujourd’hui vingt États membres. Une adhésion de la Bulgarie à la zone euro et une ratification du traité porteraient ce chiffre à 21.

J.B: Quelle méthode permet d’alimenter ce fonds ?

P.G: Le MES fonctionne selon un modèle unique. Contrairement au FMI, actif à l’échelle mondiale, les vingt pays membres ont souscrit plus de 700 milliards d’euros de capital, dont 81 milliards versés. Ces ressources font l’objet d’une gestion quotidienne. Cette base permet d’emprunter jusqu’à 500 milliards d’euros sur les marchés, grâce à la notation AAA. Lorsqu’un pays perd l’accès au financement classique, une intervention devient possible via des prêts à taux réduits. Ce filet de sécurité dispose d’une puissance considérable.

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©Laurent Antonelli – Blitz

J.B: Une sorte de caisse commune. Mutualiser les ressources améliore les conditions d’emprunt.

P.G: Exactement. Meilleur accès, meilleurs taux.

J.B: Un article mentionne récemment la possibilité d’utiliser les avoirs russes gelés – environ 230 milliards d’euros. Un citoyen pourrait percevoir cette mesure comme extrême. Quels scénarios d’instabilité monétaire paraissent plausibles selon vous ? Un recours d’urgence semble-t-il proche ?

P.G: Le MES découle d’une crise sévère. Pourtant, l’instabilité ne découle pas exclusivement de chocs financiers. Pendant la pandémie, les confinements ont produit des conséquences économiques profondes. Ce genre d’événements génère également des déséquilibres. L’environnement géopolitique actuel repose sur une fragmentation croissante. La guerre en Ukraine engendre un impact tragique, mais aussi profondément déstabilisant. Le risque augmente. La vigilance reste de mise.

J.B: Les rapports Draghi et Letta introduisent des pistes stratégiques. Une levée de fonds anticipée fait-elle partie des options envisageables ?

P.G: Le MES fonctionne comme une assurance. Son utilité prend sens en période de crise, mais sa présence reste essentielle même sans événement dramatique. Le rôle stabilisateur du MES s’exerce en période calme ou tendue. Dans le passé, des programmes classiques ont soutenu certains pays, comme la Grèce. D’autres instruments existent : les lignes de crédit de précaution, pensées pour une activation rapide et des conditions allégées. Ces dispositifs visent l’anticipation. Le FMI propose des outils similaires, rarement utilisés.

"Le MES fonctionne comme une assurance. Vous êtes heureux de l’avoir, même quand votre maison ne brûle pas."

J.B: Donc, vous misez sur l’anticipation ? Agir avant le déclenchement d’une crise ?

P.G: Exactement. L’analyse couvre toute la zone euro. Les risques géopolitiques restent évidents. Deux autres menaces, à plus long terme, ne reçoivent pas toujours l’attention financière nécessaire : le changement climatique et la démographie. Le climat affecte les assurances, les valorisations, la stabilité. Les incendies en Californie, les inondations à Valence traduisent ces réalités. Pas uniquement des défis environnementaux. Côté démographique, la population active européenne recule. Actuellement, trois actifs soutiennent un retraité. En 2050, le ratio passera à deux. Ce déséquilibre présente un défi majeur.

J.B: Autre facteur : la volatilité. Il y a quelques années, les armes figuraient hors critères ESG. Aujourd’hui, ce regard évolue. Le pétrole retrouve une place centrale. Même le développement des voitures électriques subit un ralentissement. Et la fragmentation politique en Europe ?

P.G: L’Europe a connu de nombreuses crises. Chaque épreuve a permis un renforcement. La Banque centrale européenne a déployé une politique monétaire souple et des outils inédits. Pendant la pandémie, l’UE a instauré le fonds Next Generation EU. Toutefois, les courants extrêmes – à gauche comme à droite – compliquent une réponse européenne unifiée. Une meilleure communication reste indispensable. La solidarité exige un engagement actif. La démocratie permet la divergence d’opinions, ce qui implique une responsabilisation accrue sur le plan du discours public.

J.B: Venons-en au rapport Draghi. Il évoque un investissement de 800 milliards d’euros par an. Comment financer une telle ambition ?

P.G: Le rapport alerte sur la perte de compétitivité européenne. En dix ans, le PIB des États-Unis a crû de près de 30 %, contre seulement 17 % pour l’Union. Cette tendance inquiète. Parmi les 800 milliards nécessaires, la majorité devra provenir du secteur privé. Toutefois, 20 à 25 % du montant nécessiteront une mobilisation publique. Cet objectif se heurte à des marges budgétaires limitées dans de nombreux pays. Le nouveau pacte de stabilité et de croissance introduit une souplesse accrue pour l’investissement. La « boussole pour la compétitivité » publiée par la Commission européenne va également dans ce sens.

J.B: D’après Serge Alegrezza, la compétitivité du Luxembourg connaît un recul, contrairement à celle de l’Europe. Et selon le PDG de Michelin, la France représenterait le lieu le plus difficile au monde pour y opérer.

P.G: Le recul du Luxembourg s’explique par la forte part des services dans son économie, en particulier la finance, fragilisée par la pandémie et les taux très bas. Une reprise s’observe déjà, notamment dans ce secteur. Une amélioration mécanique semble en cours. Si l’on compare le Luxembourg à la France, ce que disait le PDG de Michelin, c’est que la part non salariale des rémunérations – c’est-à-dire les cotisations pour la santé, les retraites et autres charges sociales prélevées sur les salaires – est extrêmement élevée. Ce n’est pas le cas au Luxembourg. En gros, en France, un entrepreneur doit payer plus du double, et l’employé ne reçoit que la moitié. Cela nuit à la compétitivité. Mais le modèle danois, par exemple, montre qu’un haut niveau de protection sociale et une forte productivité peuvent coexister.

J.B: Dernier point : le rapport Letta et l’Union des marchés de capitaux. Menace ou opportunité pour le Luxembourg ?

P.G: Ce rapport offre une vision claire du marché unique. Son titre, « Bien plus qu’un marché », annonce la couleur. Le marché unique représente l’une des réussites majeures de l’Union européenne, mais nécessite une mise à jour. Une lecture avec les yeux de 2025 s’impose, en prenant en compte les obstacles économiques et réglementaires actuels, parfois sophistiqués. La suppression des barrières internes renforce la croissance dans tous les États membres, y compris le Luxembourg. Les entreprises y gagnent en échelle. Les sociétés américaines bénéficient d’un marché domestique intégré ; l’Europe mérite une approche similaire. Selon le FMI, une réduction de 10 % des obstacles internes pourrait accroître le PIB de 7 %. Ce levier s’avère considérable. Alors que les États-Unis instaurent des droits de douane, un renforcement du commerce intra-européen semble crucial. Enrico Letta propose également une mobilisation du MES via une ligne de crédit de précaution afin d’aider les pays confrontés aux exigences de dépenses de défense de l’OTAN. Une idée intéressante, qui mérite une étude collective. Le MES se tient prêt à contribuer.

J.B: En guise de conclusion, retour symbolique à Schengen, point de départ de cette construction européenne. Espoir que le Luxembourg continue d’agir comme catalyseur entre la France et l’Allemagne, pour porter les grandes idées.

P.G: Ce fut un plaisir. Merci, Jérôme.

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