Patrick Wood Uribe (Util) : Impact : la dernière frontière, poreuse
La méthodologie unique d'Util fournit à grande échelle aux investisseurs des données probantes sur le développement durable. Entretien avec son CEO, Patrick Wood Uribe.
Pouvez-vous décrire l'évolution récente du comportement des investisseurs en matière d'ESG ?
J’y vois une parfaite convergence de facteurs. J'ai commencé à m'intéresser à l'investissement responsable il y a au moins dix ans, en partie parce que la crise financière a révélé les terribles conséquences de choix irresponsables.
À cette époque, après la crise, l'attraction vers l'ESG connaissait déjà un bel engouement. Je faisais partie d'un nombre croissant d'acteurs ayant saisi que les marchés financiers n'étaient pas déconnectés de leur vie, de leurs valeurs et de leurs décisions. Dans leur comportement habituel, les consommateurs commençaient déjà à se demander si les produits et les marques utilisés au quotidien reflétaient réellement leurs valeurs. Nous avons compris progressivement que cette réflexion concernait également la finance.
“Sous sa forme actuelle, l'ESG répond aux besoins des investisseurs aussi bien que les quatre humeurs d'Hippocrate encadrent la médecine moderne...”
Dans ces conditions, l'ESG aurait de toute façon continué à se développer (suivant cette tendance inévitable), mais deux événements radicaux ont marqué l’année dernière. D’abord, la pandémie a fait ressortir la formidable importance de reconnaître le caractère collectif de l’humanité, et avec elle, l'idée de vivre nos valeurs, notamment à travers nos choix de placement. De nombreux investisseurs ont été encouragés par cette impulsion à transférer davantage d'actifs dans l'ESG. Ensuite, la baisse brutale de nos activités consommatrices de pétrole, comme les déplacements quotidiens et les voyages, a dopé presque tous les fonds excluant certains combustibles fossiles. Ils ont surperformé l'indice général du marché.
Cela signifie que même les stratégies ESG très rudimentaires ont récemment produit de bons rendements. Mais, après un examen plus approfondi, l'histoire apparaît plus compliquée. L'argent circule-t-il là où cela prend du sens ? Va-t-il dans des indices étiquetés ESG mais contenant encore un nombre conséquent de sociétés pétrolières et énergétiques traditionnelles ? Ou bien les fonds aboutissent-ils dans des entreprises œuvrant réellement à une transition mesurable vers les énergies renouvelables ? Et où se trouvent les meilleures opportunités ? Vaut-il mieux investir dans une multinationale géante avançant à petits pas, ou dans une firme minuscule progressant à très grandes enjambées ? BP, par exemple, tire moins de 1 % de son chiffre d'affaires des biocarburants, mais atteint une taille environ 100 fois supérieure à celle de Canadian Solar ou de Renewable Energy Group. Parmi les entreprises automobiles, doit-on acheter plus de Tesla (avec un ratio PE absurde de 938) ou se tourner vers les compagnies traditionnelles commençant à ajouter des véhicules électriques à leur gamme ? Comment choisir ? Ou, plus important encore, comment fournir à chaque investisseur les informations dont nécessaires et adéquates pour trouver un placement conforme à ses valeurs ?
Face à cette situation complexe, que devons-nous faire ?
Ces questions montrent à la fois l'ampleur des défis, et l’intérêt crucial à disposer de meilleures données sur l'impact des entreprises. Nous postulons qu’en utilisant des informations plus pertinentes, nous pouvons orienter le capital vers un plus grand impact, sans sacrifier les rendements. Cette idée guide Util pour recueillir et structurer les données de façon originale. Nous désirons comprendre non seulement les impacts positifs des entreprises à travers leurs produits, mais aussi les conséquences négatives, à identifier et à gérer. Nous voulons accomplir cela dans un cadre global, avec un large spectre de questions posées, et un focus serré sur les finalités. De la sorte, nous pouvons utiliser les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies pour contextualiser nos résultats. Une visualisation typique des données d'Util ressemble à ceci :
Un segment représente chacun des 17 ODD, et les blocs verts et rouges indiquent le pourcentage de revenus ajustés positivement et négativement pour l'entreprise, ou les entreprises du portefeuille. Certaines compagnies vendent des produits positifs pour un ODD mais négatifs pour un autre, et nous en tenons compte en utilisant nos pourcentages. (Nos données vont en profondeur pour toutes les sociétés cotées et s'agrègent facilement au niveau du portefeuille). L'objectif essentiel pour nous consiste à saisir de manière réaliste les nombreux impacts des produits sur le monde, et pas seulement une dimension.
Répondre à ces différentes questions devient urgent, car l'ESG devrait connaître une croissance considérable, doublant au cours des quatre prochaines années, selon certaines estimations. Sans de bonnes données, comment allons-nous comprendre et gérer l'impact réel des investissements ? Comment éviterons-nous de gaspiller des capitaux dans des produits "greenwashed" ?
Entre deux entreprises similaires, malgré des profils assez semblables en termes d'activité et de rendement, nous constatons que leurs productions induisent des impacts très distincts sur le monde : disons que l'entreprise X et l'entreprise Y vendent toutes deux des produits de nettoyage, des produits de soins de la peau et des produits capillaires, par exemple, mais que l'entreprise Y entretient également des activités dans le domaine des produits laitiers, de l'alimentation et du café, ajoutant des effets positifs et négatifs. Par rapport aux ODD, cette dernière réalise un impact positif relativement important sur la faim et la santé (ODD 2 et 3), mais aussi des effets plus négatifs sur le climat, l'eau et la faune (notamment les ODD 13, 6 et 15) :
Entreprise X :
Entreprise Y :
Les deux entreprises possèdent des profils de rendement similaires, mais si vous vous souciez de la pauvreté, de la faim et de l'éducation, l'entreprise Y orientera votre investissement vers un impact plus positif dans ces domaines que l'entreprise X. Vous obtenez le même rendement, mais vous pouvez aussi en sélectionner un meilleur impact.
Une autre façon de nous aider consiste à considérer les entreprises en mutation. Je vais citer un exemple rapide : une compagnie d'électricité. Voici à quoi ressemblait son tableau d'impact utilitaire en 2016, lorsque la plupart de ses activités reposaient sur la production d'énergie traditionnelle :
Quelques points positifs dus à la croissance de leur activité renouvelable apparaissent, mais des impacts négatifs considérables ressortent encore sur la gauche du graphique. Voici à quoi ressemble l'entreprise dans le graphique le plus récent, maintenant que la plupart de ses services proviennent de l'énergie éolienne et renouvelable :
Plus de points positifs dans l'ensemble, et une réduction considérable des points négatifs. Et comme le graphique reflète un changement dans la façon dont l'entreprise génère ses revenus, une transformation apparaît en son cœur. Le processus de transition vers des sources d'énergie renouvelables constitue un projet de grande envergure, dans lequel un tri doit s’effectuer entre les vagues promesses et les évolutions significatives. Nos données peuvent y contribuer.
Et les fonds ESG, dans tout cela ?
Un éventail déconcertant de produits se trouve sur le marché. Comment distinguer un fonds négocié en bourse (FNB) "filtré ESG" d’un "conscient ESG" ? Quelle différence relever entre un FNB "filtré ESG" et un FNB "filtré développement durable" ? Pourquoi plusieurs FNB étiquetés de cette manière contiennent-ils non pas une, mais plusieurs entreprises manifestement polluantes ? Vous trouverez ci-dessous deux graphiques radiaux pour deux importants FNB portant le label ESG :
Ces deux graphiques révèlent clairement que, malgré l’existence des segments verts - indiquant un alignement positif des revenus -, tous les principaux ODD environnementaux - 12, 13, 14, 15, sur le côté gauche du cercle, et l'ODD 6 à environ 4 heures - se situent dans un alignement plus négatif que positif. Deux conclusions importantes en ressortent : premièrement, cela signifie que, dans l'ensemble, les produits vendus par les entreprises de ces deux FNB ESG font plus de mal que de bien, aujourd'hui, pour ces ODD. Ensuite, et surtout, cela exprime que chaque année, si cette proportion persiste en l'absence de changements transformateurs dans les entreprises sous-jacentes, ces revenus à l'alignement négatif continueront de s'accumuler - malgré le label ESG - nous éloignant tous des résultats environnementaux dont le monde a besoin.
Comment l'ESG modifie-t-il l'allocation des capitaux ?
Nous constatons déjà des impacts significatifs sur l'allocation du capital : 30 % des fonds européens affichent désormais l’étiquette ESG. Ce chiffre devrait atteindre près de 60 % d'ici à 2025. Il convient toutefois d'aborder ces indications avec une certaine prudence, car les données ESG font l'objet d'un désaccord et d'une incohérence généralisés, avec une incidence sur la nature première de la qualification ESG et l'importance relative de chaque domaine ou question.
Sous sa forme actuelle, l'ESG répond aux besoins des investisseurs aussi bien que les quatre humeurs d'Hippocrate encadrent la médecine moderne : oui, elles possèdent une valeur indicative et parfois utile, mais nous faisons face à un long chemin. Heureusement, le vent a tourné et des améliorations suivront.
A souligner que cette augmentation spectaculaire de la demande d'ESG met en lumière une importante lacune de l'information traditionnelle : les investisseurs ont besoin de nouvelles dimensions de données. Les informations financières seules ne suffisent en effet pas à identifier les opportunités intéressantes et ne constituent pas la représentation la plus complète des entreprises ou de leur potentiel futur. Je peux obtenir le ratio C/B de Tesla en quelques secondes sur mon téléphone. Trouver des informations équivalentes et exploitables sur l'impact d'une autre entreprise peut me prendre des heures, et encore faut-il que je les trouve.
La demande en matière d'ESG représente également, à mon avis, une transformation fondamentale et profane des marchés des capitaux vers l'évaluation des entreprises à l'aide d'objectifs et de principes non financiers sur un pied d'égalité avec les données financières. Ce changement radical tourne le dos à la simple conservation du capital ou la maximisation des gains. Il constitue probablement le bouleversement le plus important pour la présente génération, voire pour la prochaine ou les deux prochaines. Les bons vieux dogmes de préservation du capital et d'optimisation des profits ne guideront plus, seuls, les décisions d'allocation de capital. En fait, dans les prochaines années, ces paramètres non financiers modifieront la conception même de la "valeur actionnariale", essentielle dans la gestion des entreprises.
En ce sens, les impacts de l'ESG - ou plus précisément de son devenir – s’annoncent vastes, profonds et durables. La réglementation change déjà progressivement. La nature de la concurrence sur les marchés des capitaux, déterminant le succès d’un produit financier, va changer. Le centre de gravité régissant l’attraction des entreprises et de l’investissement va se déplacer. Et bien sûr, dans le meilleur des cas, le monde changera pour le mieux.
Comment voyez-vous les nouvelles opportunités d'investissement conformes aux critères ESG ?
La réglementation exigeant une divulgation accrue du degré de conformité des investissements par rapport aux critères ESG, nous verrons deux choses se produire en même temps.
1. L'intérêt et la croissance actuels se confirmeront, mais avec un certain rééquilibrage, car les investisseurs les plus axés sur l'alpha s'éloigneront de l'ESG pour obtenir des gains de performance non ESG.
2. Davantage d'obstacles se dresseront, car les informations divulguées révèlent le degré de conformité aux critères ESG. Or, leur respect reste souvent approximatif aujourd’hui. Certains fonds devront subir une requalification, d'autres fermeront, et ceux offrant les meilleures données et références généreront du flux.
On verra aussi la technologie jouer un rôle plus important pour nous permettre de comprendre la nature des incidences non financières. La technologie utilisée chez Util, par exemple, a pour vocation de traiter plus d'informations que n'importe quelle équipe humaine ne pourrait le faire. Cela nous permet d'obtenir de meilleures indications et des données plus raffinées sur lesquelles les investisseurs peuvent fonder leurs décisions. Des technologies comme les nôtres vont non seulement augmenter la valeur informative de toutes sortes de données, mais aussi s'assurer de leur transmission, interprétation et mise en œuvre.