Ferran Adrià :
Sweet Success
A le voir sur la couverture de Times Magazine en compagnie George W. Bush, Nicole Kidman et Nelson Mandela, on pourrait croire qu’il a un égo surdimensionné. Erreur ! Ferran Adrià nous reçoit dans son atelier de Barcelone, en toute simplicité.
Le génie ingénu
Pour comprendre comment Ferran Adrià a su rester si humble malgré son triomphe planétaire, il suffi t de l’écouter vous raconter comme le succès est arrivé « par chance ». Il n’a jamais voulu devenir un grand chef. Il ne rêve pas d’amasser des millions. Ses moteurs sont la liberté et la satisfaction du travail bien fait avec son équipe. De la chance, il en faut pour déguster ses créations : chaque année, plus d’un million de personnes cherchent à réserver une table dans son restaurant, « ElBulli ». Seuls 8 000 chanceux feront le trajet jusqu’à Cala Montjoi, à deux heures au nord de Barcelone. La superbe crique est accessible en bateau, mais le trajet par la route constitue une véritable mise en condition : la route n’en finit pas de rétrécir et de serpenter.
La cuisine ludique
Le voyage vaut le détour. La cuisine de Ferran Adrià prône la joie, la poésie et la magie sans renoncer à l’humour ou à la provocation. Dans l’assiette, il évite le piège de la cuisine « gadget ». L’innovation technique reste au service des saveurs, qui ne sont pas superposées comme dans la « fusion », mais plutôt contrastées comme dans une toile de maître. Il joue sur les structures, les odeurs et la mise en scène des plats. Les clients se laissent surprendre avec délice par cet art de magnifi er les goûts en stimulant les cinq sens. Le spaghetto de parmesan est servi en un seul exemplaire de deux mètres. Le Caviar tient en équilibre sur une gelée de pomme… mais il peut également devenir « à la pomme » lorsque la chair du fruit est transformée en petites billes translucides servies dans des boîtes de Beluga. Le poisson se présente en « momie » et la « boule de neige » est au concombre. Le menu dégustation compte 32 réalisations et se décline en cinq heures environ. Businessmen pressés s’abstenir.
ElBulli
ElBulli est le nom d’un petit bouledogue. Lorsque Ferran Adrià arrive au restaurant en 1983, l’établissement existe depuis plus de 20 ans et il arbore déjà 2 étoiles. Ferran n’a pas fait d’école de cuisine et se retrouve là pour un stage d’un mois, pistonné par une connaissance rencontrée à l’armée. On lui propose de revenir la saison suivante. 3 ans plus tard, nouveau coup de chance : il prend la place du chef de cuisine qui quitte l’établissement. La première fermeture hivernale est dictée par des impératifs économiques en 1987. Cette même année, Ferran Adrià assiste à une présentation à Cannes de Jacques Maximin, alors chef au Negresco. Une phrase lui fait l’effet d’une révélation : « La créativité, c’est facile : il suffit de ne pas copier ». La pause forcée devient une opportunité. L’équipe d’ElBulli commence à rechercher de nouveaux procédés qui scelleront le succès du Catalan. Les autres chefs cherchent de nouveaux plats alors que lui et son équipe développent de nouvelles techniques et des concepts qui ouvrent des espaces inexplorés.
​
R&D
Année après année, l’équipe d’ElBulli approfondit ses travaux. Lorsqu’elle atteint son objectif de monter un « atelier » dédié à la recherche culinaire toute l’année, Ferran Adrià envisage de visiter d’autres structures similaires dans le monde. Le concept n’existe pas ! Les chefs du monde entier innovent dans leur cuisine quand ils ont le temps. Son « Taller » devient un centre de recherche à plein temps. Il s’appuie sur une équipe de douze personnes et sur une méthode de travail minutieuse où tout est noté, puis publié. Il envisage les combinaisons gustatives les plus impensables devant un meuble étonnant qui lui sert de « palette de goûts » : l’objet translucide rassemble les centaines de saveurs à sa disposition dans de petits tiroirs. Il suffi t de poser un plat ou un ingrédient dessus pour que l’inspiration soit stimulée. Des années de recherches ont permis d’improbables innovations : un raviolo sphérique… sans pâte ; un chewing gum à la mozarella ; une éponge au sésame ; une crèpe en peau de lait à la noix de coco… Ces insolences ne représentent qu’une infi me part de ses trouvailles, mais elles frappent tant l’imagination qu’elles catalysent les critiques émanant de la part de concurrents courroucés, en particulier en France… On ne s’amuse pas impunément avec la gastronomie. Ferran Adrià ne se soucie pas des polémiques. Il cuisine d’abord pour le plaisir et s’amuse à faire déguster de la glace au foie gras, des plats refroidis à l’azote liquide, du gingembre en spray, des mousses aériennes comme de l’écume ou de l’huile d’olive caramélisée servie sous la forme d’un ressort. Il vous sert son « papier de pêche » dans une enveloppe et résume sa démarche par une formule : « L’innovation, c’est l’action ». Il faut faire l’effort de la recherche mais ce n’est pas nécessaire d’en parler beaucoup : les gens jugeront les résultats. Un business atypique On peut retourner le problème comme on veut : si Ferran Adrià avait des actionnaires, il ouvrirait à midi, réduirait la fermeture hivernale, ajouterait quelques tables et augmenterait le prix du menu. Il redeviendrait alors un trois étoiles comme un autre. Le chef a racheté le restaurant en 1990 avec son associée, Juli Soler. Il estime que le prix du menu doit permettre de couvrir les frais fi xes et que la marge doit être générée avec les activités périphériques : la publication de livres, l’activité catering et les partenariats avec des marques comme NH Hotels, Lavazza ou plus récemment la Banque Barclays. Il est par ailleurs catégorique : la limitation à 8 000 couverts est une condition nécessaire pour maintenir l’innovation et le niveau d’exigence que l’équipe d’ElBulli propose depuis plus de 10 ans. Il répète souvent le mot « Honnête ». Ce concept lui permet de rester fi dèle à ses valeurs malgrè les innombrables sollicitations. Il a toujours refusé, par exemple, les ponts d’or qu’il reçoit pour cuisiner à domicile et il veille à garder le Business d’un côté et l’innovation de l’autre. Lorsqu’on lui demande s’il pense que le prix de 200 euros est cher pour son menu dégustation, il bondit : « C’est le prix d’une chambre dans un trois étoiles où vous ne faites que dormir ! ».
​
De la cuisine
Ferran Adrià est fi er d’avoir sorti la gastronomie de la cuisine pour l’ouvrir à un public plus large. Il envisage son art comme un lien social qui touche chaque individu 3 fois par jour durant toute sa vie. Il se sent responsable d’une mission : sensibiliser le grand public à l’importance d’une bonne nutrition où les goûts sont préservés. Lorsqu’on lui parle de son avenir, il revient sur son passé : 10 années de furie. Il commence à limiter ses engagements et se prépare à mettre en œuvre d’autres projets où il pourra exprimer sa « créativité » et sa « folie » en touchant un public plus nombreux. Il regrette au passage la crise qui ébranle la société Européenne de service où plus personne ne veut servir. Ferran Adrià n’a pas la mémoire courte. Dans ses livres de cuisine, il n’hésite pas à indiquer le nom de la personne à l’origine d’une découverte, même si c’est un stagiaire de passage. Il ne renie pas les grands chefs qui l’ont infl uencé : Pierre Gagnaire « tout est possible », Michel Bras « respecter la pureté du produit » et Jacques Maximim « ne pas copier ». Des trois, il loue l’enthousiasme. Joël Robuchon l’a lancé sur orbite. C’est le premier à l’avoir désigné « Meilleur cuisinier du Monde ». Comme tout autodidacte, il est très fi er d’avoir fait accepter la cuisine dans la culture, d’avoir été nommé Docteur Honoris Causas de l’université de Barcelone ou d’avoir été invité à « Documenta » la célè- bre manifestation d’art contemporain, mais il demeure touchant à sa manière d’aborder la vie avec passion, sans se prendre au sérieux.